La réforme des retraites ne doit pas oublier les Indépendants

La réforme des retraites ne doit pas oublier les Indépendants, de plus en plus nombreux. Elle doit tenir compte de l’évolution des conditions de l’activité économique entre salariat et indépendance. Nous attendons des dirigeants de la Cipav qu’ils soient force de propositions auprès du gouvernement et non pas qu’il s’arcboute contre la réforme du périmètre de la Caisse, qui est maintenant une réalité.

Rappelons que le système des retraites est un héritage de la Libération et des Trente Glorieuses. A la Libération et au Conseil National de la Résistance, il doit ses principes : justice sociale, équité et solidarité intergénérationnelle. Aux Trente glorieuses, il doit le modèle qui le sous-tend, c’est-à-dire celui du salarié accomplissant une carrière linéaire, progressive, à plein temps, qui lui vaudra à l’âge retenu un taux plein. En 2018, et depuis déjà longtemps, les conditions de ce modèle ont drastiquement changé : la mobilité professionnelle est l’apanage du plus grand nombre et elle sera à l’avenir le lot commun. Une vie professionnelle, ce ne sera plus une « carrière », mais un parcours en lignes brisées, combinant des statuts divers, mêlant selon des proportions variables, sécurités et précarités, autonomie et subordination. Les garanties bétonnées des régimes spéciaux feront bientôt office de repoussoir, y compris pour ceux qui aujourd’hui n’imaginent pas pouvoir s’en passer. Les maîtres mots seront, sont déjà : fluidité et sécurisation des parcours – non pas de quelques uns, mais de tous.

Cette société fluide s’expérimente aujourd’hui dans le monde des travailleurs indépendants, très hétérogène, où cohabitent (non sans tensions) des professions réglementées, tels les notaires ou les architectes, ou non réglementés (les psychologues, les consultants etc), des artisans et commerçants, des prestataires, des ostéopathes, des gérants de sociétés mastodontes et de TPE, des auto-entrepreneurs etc. Certains de ces actifs combinent activité salariée/ retraite/ auto-entreprise, d’autres sont Indépendants à temps plein.

Mais quelle que soit la diversité des conditions d’exercice de leur activité et ses résultats économiques, ils doivent tous, en ce qui concerne leur régime de retraite, entrer tous dans le même moule. Actuellement, on les y fait entrer de force, à coups de chausse pieds. Les souffrances et les injustices nées de cette inadéquation, de ce fossé grandissant ente le système et la réalité de personnes sont immenses.

Ces souffrances, ces injustices, notre association, Cipav SoS Adhérents, de par son activité bénévole de soutien et d’accompagnement des affiliés de la CIPAV, les constate tous les jours. Elle assiste, impuissante, aux dégâts provoqués par l’inadéquation d’un statut social et la surdité d’une caisse, la Cipav, incapable de prévenir et de corriger les effets catastrophiques de ses dysfonctionnements récurrents.

Quelques exemples représentatifs de ces cas tragiques- d’aujourd’hui, et pas d’hier, pas d’avant le rapport de la Cour des Comptes. Ils sont dus autant à l’inadéquation du dispositif des retraites, dans sa double dimension de prélèvement des cotisations et de distribution des pensions, qu’à la mauvaise gestion de la Cipav. Hélas, dans la plupart des cas, les deux causes se combinent.

1 ère cause de malheurs : le calcul baroque des cotisations des indépendants, assises pendant longtemps sur les revenus de l’année N-2, et depuis 2016, sur l’année N-2, puis N-1, - ce qui n’a rien arrangé du tout. A quoi s’ajoute le découpage des cotisations complémentaires par tranches, dont les effets de seuil pénalisent durement les revenus moyens, quand quelques euros les font basculer dans la tranche supérieure. On pouvait à la rigueur accepter ce mode de calcul quand l’heure était à la croissance continue et les professions libérales bien balisées et organisées. Aujourd’hui, c’est une catastrophe pour ceux dont les chiffres d’affaires épousent les dents de scie de la conjoncture, les aléas des activités saisonnières, la déperdition irrémédiable des fins de carrière. Très peu de professionnels sont capables d’anticiper et d’épargner des cotisations à venir ; ni eux, ni leurs comptables ne sont capables de calculer les cotisations dont ils ne connaissent généralement pas les taux. Les régularisations rétroactives achèvent de les perdre. Face à eux, ils ont une caisse, la Cipav, qui manque constamment à son devoir de conseil, qui ne répond pas à leurs questions ou alors à côté, et qui refuse obstinément de régulariser la dernière année de cotisation quand la personne cesse son activité. Car, de son côté, elle ne sait guère où elle en est. Récemment, elle a récupéré – d’où ? du RSI ? de l’Urssaf ? du fond de ses placards ? – une énorme masse de dossiers oubliés. Des omissions d’affiliation parfois sur 4, 5 ans voire plus. Elle a entrepris de les affilier rétroactivement et sans discernement à partir du 1 er janvier 2016. Sans discernement, car dans la masse se trouve un nombre indéterminé d’auto-entrepreneurs, qui n’ont rien à faire avec la Cipav. Certains, que nous avons épaulés, se sont trouvés ainsi sous la menace d’une contrainte d’huissier.

Prenons le cas de Frédéric, qui, à 69 ans, est dans l’obligation de poursuivre une activité, car sa retraite de la MSA (450  €, malgré une carrière commencée à 14 ans), ne lui permet pas de vivre. Il reçoit un courrier de la Cipav en mai 2017 (dont il n’avait jamais entendu parler auparavant), l’informant de son affiliation à la date du 1/01/16, et réclamant la somme de 3088 €. Ses revenus 2015 et 2016, se montaient respectivement à 8025 et 8060 €. Il écrit à la Cipav pour faire valoir sa situation, souligner le fait que les cotisations demandées ne lui rapportent aucuns droits nouveaux, et dire qu’il n’est pas en mesure de payer. Il demande une exonération totale. La réponse de la Cipav arrive un mois plus tard : en lui annonçant que l’affiliation est obligatoire, elle le somme de régler la somme pour de 1435 € sous peine d’un recouvrement contentieux. Frédéric demande par courrier des délais de paiement pour les cotisations de 2017, dit qu’il souhaite régler 70 €/mois, demande l’annulation de ses cotisations 2016, et une révision de son assiette (revenu estimé à 5000 € pour 2017). La Cipav lui répond quelques semaines plus tard : « Au titre de l’exercice 2016, nous vous accordons à titre exceptionnel (sic !) la possibilité de régler la somme de 778 € par versement unique de telle sorte que votre compte soit soldé au plus tard pour le 30 décembre 2017 ». Une telle magnanimité est assortie des habituelles menaces de recouvrement forcé. Ironie ou cynisme, les courriers de la Cipav sont assortis de la devise logo « La Cipav, l’avenir en toute confiance » ! Après quelques tractations, la Cipav accepte un échéancier, significativement plus plus élevé (130 € pendant 12 mois) que l’effort estimé par l’intéressé.. Elle lui accorde une exonération de RC à 75 % (alors que son revenu lui permettrait une exonération totale. Il décide de maintenir ses versements à 70 €, son calcul de cotisation 2017 à 100% d’exonération de la RC, et d’attendre l’huissier de pied ferme ... Frédéric reste dans sa précarité économique, mais la Cipav a amélioré ses sacro-saints indicateurs de réponse-courriers ! Frédéric cumule toutes les injustices du système actuel des retraites : une carrière longue non compensée, la contrainte d’une activité économique poursuivie à la limite de ses forces, des prélèvements obligatoires qui le mettent en grave déséquilibre et ne lui apportent aucun droit supplémentaire : c’est au contraire lui qui est sommé, à son corps défendant, de contribuer gratuitement à la solidarité. Une solidarité inversée en quelque sorte. Le tout couronné par des échanges avec un organisme dont on se demande s’il est absurde ou cynique.

Deuxième cause de malheurs, les pensions dont on n’arrive pas à obtenir la liquidation, et qui traînent de manière insupportable. Souvent c’est une dette de cotisation, parfois très ancienne qui bloque toute la machine. Et toute la machine en effet, car les autres caisses, pour les polypensionnés, attendent souvent (pas toujours) que tout soit en ordre à la Cipav pour liquider leur part. La dette porte sur des années parfois si lointaines que l’affilié n’a plus aucun souvenir, et souvent plus aucune archive. Il a beau demander qu’on lui enlève les droits correspondants, rien à faire : la Cipav veut des dossiers en ordre, quel qu’en soit le prix pour le titulaire.

Françoise, veuve, possédait une agence d’assurance avec son mari. Après son veuvage (5 jeunes enfants), elle ouvre un cabinet de psychologie, tout en conservant son activité principale d’assurance, pour laquelle elle était affiliée à la Cavanac. Elle souhaite rester affiliée à cette caisse pour l’ensemble de ses activités, mais la Cipav exige qu’elle cotise pour son activité de psychologue libérale. Ce qu’elle fait pendant 12 ans. Elle Demande sa retraite de la Cavanac en 2015, et celle de la Cipav en juillet 2017. Elle découvre alors que nombre de ses trimestres ne sont pas validés, et que la Cipav bloque son dossier au motif de cotisations non payées en 2009/10/11. Courriers, coups de téléphone, rien n’y fait. Elle prend un rendez-vous dans une plateforme régionale tenue par la MSA (à 200 kms de chez elle quand même). Elle y est très mal reçue – 30 minutes lui seront consacrées, pas une de plus lui annonce-t-on sèchement d’entrée de jeu. Elle repart à la 31 ième minute sans avoir vu pointer l’ombre d’une solution à son problème. Ses diverses retraites totalisent, toutes confondues, moins de 700 euros. Elle ne touche rien ou presque au titre de la réversion, son époux étant décédé très jeune, à 35 ans.

Troisième cause de malheurs : les contraintes d’huissiers qui pleuvent comme des hallebardes, avec leurs cortèges de frais supplémentaires, de comptes bancaires bloquées et de nuits blanches ... Il arrive souvent que les personnes n’aient pas reçu de mise en demeure préalable à la contrainte. Parfois ils ont changé d’adresse, parfois non, mais ils constatent amèrement à chaque fois que si la Cipav n’a plus leur adresse, l’huissier, quant à lui, sait toujours où les trouver. Nombre de poursuivis ignorent tout des procédures, omettent de faire opposition, et même quand ils font opposition au TASS, s’ils s’y présentent seuls, ils n’ont guère de chance de s’en tirer face à des juristes professionnels. Mais prendre un avocat fait peur et engendre des frais, parfois insupportables pour de modestes entrepreneurs. Pour la Cipav, le coût de ces procédures est probablement assez élevé. Mais la Cipav n’a jamais pris l’initiative d’ouvrir une cellule de résolution de crise et de négociation, plus efficace et rapide que la commission de recours amiable. Elle ne veut en aucun cas avoir de contacts avec une association telle que la nôtre, pourtant constituée d’adhérents et adressée à des adhérents et qui remplit depuis des années et bénévolement une mission qui lui incombe.

François reçoit en janvier 2018 un avis de sa banque l’informant d’une saisie attribution émanant de la Cipav. Il n’avait eu aucun signe avant-coureur, ni mise en demeure, ni licitation de contrainte. Tous ses comptes bancaires sont instantanément bloqués. Ce n’est que le lendemain qu’il reçoit un courrier de l’huissier, où il apprend qu’il s’agit d’une dette de cotisation pour l’année 2014. Affilié à la Cipav depuis 2007, il n’a pas déménagé, et a la conviction qu’il s’acquitte très régulièrement de ses cotisations, par l’intermédiaire de son comptable qui ne lui a rien signalé. Il interpelle celui-ci et découvre qu’en 2014, il n’a pas reçu l’appel de cotisation. Le comptable n’a pas pointé le problème (les comptables peu formés à la complexité des cotisations sociales). Dans l’urgence, pour débloquer ses comptes, il règle la somme demandée, y compris les frais d’huissier et les majorations retard. Le poids de l’erreur, probablement partagée entre la caisse et François, pèse entièrement sur les épaules de ce dernier.

Quatrième cause de malheurs : la catastrophe annoncée du régime des auto-entrepreneurs avec leurs droits rabougris. Les auto-entrepreneurs ont une cotisation sociale unique et réduite, réglée à un seul guichet, l’URSSAF. Dans le principe, leurs droits doivent ensuite être fléchés vers les différentes caisses. L’assurance maladie semble assez bien fonctionner, mais il en va autrement de la retraite. Pendant longtemps en effet, on sait que, pour ceux qui relevaient de la Cipav, celle-ci n’avait pas ouvert de dossiers individualisés. Depuis, elle s’est efforcée de se mettre en ordre sur ce point. Mais elle refuse toujours de communiquer le relevé de points des AE, alléguant qu’elle le fera quand l’âge de la retraite sera en vue pour les concernés. Les auto-entrepreneurs sont donc privés des informations utiles pour anticiper et aménager leur parcours professionnel. Quand les informations annuelles leur parviennent, les auto-entrepreneurs constatent qu’ils n’engrangent qu’un nombre de points bien inférieur à ce qui avait été promis par l’Etat (9, dans le cas courant, au lieu de 36 ou 40). La retraite des auto- entrepreneurs, de quelque régime qu’ils relèvent est une bombe à retardement, pour ceux dont l’auto-entreprise aura occupé une part importante de leur vie professionnelle. Ce qui est le cas de beaucoup. Que l’on songe à tous les jeunes « uberisés » !

 

On pourrait allonger la liste, si on ne craignait de lasser le lecteur. Mais aucun développement, aucun détail n’est de trop, car il s’agit de bien mener la prochaine réforme des retraites. Notre expérience des malheurs créés par le régime actuel nous conduise à avancer quelques éléments du futur régime :

  • Les cotisations des indépendants doivent être prélevées en temps réel, à la manière dont sont prélevés actuellement les cotisations des auto-entrepreneurs. Il faut supprimer les dents de scie et le casse-tête des régularisations.
  • Les droits des cotisants doivent être cumulés tout au long de leur carrière, indépendamment de leur statut, de leur caisse de rattachement. Ils accompagneront ainsi la mobilité des actifs, sécuriseront les parcours. La prise de risque ne sera pas pénalisée comme elle l’est aujourd’hui.
  • La liquidation des pensions devra permettre l’aménagement le plus souple possible de la vie professionnelle, permettre une prise de retraite progressive, un cumul non pénalisant retraite/activité économique. Il est clair que le calcul en trimestres, annuités et âge fixe de départ est suranné et rigidifie exagérément l’activité économique de tout le pays. Le calcul par points, envisagé d’ailleurs par le gouvernement est certainement bien plus approprié à la situation actuelle et à venir.

Enfin, pour conclure, il n’est pas interdit de rêver à un système de retraite par répartition qui prenne en compte des activités non rémunérés mais précieuses pour la société dans son ensemble. Ces activités, bénévolat associatif, mandat électif territorial, soins aux vieux parents, aux jeunes enfants, aux malades – le « care » dont le poids pèse essentiellement sur les femmes et qui contribue à grever leurs carrières et leurs droits à la retraite – pourraient donner lieu à des points supplémentaires. Il serait sain et plus clair que ces points, qui relèvent de la solidarité nationale, soient financés par un autre mécanisme que les cotisations des actifs, un prélèvement type CSG, comme le propose Antoine Delarue, administrateur nouvellement élu de la Cipav : www.laretraitededemain.com